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Il a fallu qu’un jour Dieu fasse l’homme !

“Cherchez et vous trouverez, frappez et l’on vous ouvrira”
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Rue des Filles du Calvaire
--> Sans le savoir j'avais cherché Dieu
Aujourd’hui, je peux dire que Jésus est dans ma barque (c’est à dire il règne dans ma vie). Mais il ne l’a pas toujours été. Avant, je gouvernais seul. C’est moi qui tenais le gouvernail de mon existence. A travers beaucoup d’efforts, je n’ai trouvé ni solution, ni chemin pour me satisfaire, et ma vie dénuée de sens a fait naufrage. A ce moment là, je crois que c’est Dieu qui m’a trouvé, plus que moi je ne l’ai trouvé !
Il a fallu tout recommencer, mais cette fois pas seul. Voici la manière dont j’ai invité Jésus-Christ à prendre place dans ma nouvelle barque (dans ma nouvelle vie) et à gouverner. C’est un témoignage authentique, le mien, un récit écrit à chaud, que je présente ici sous le titre : “Rue des Filles du Calvaire” (parce que le principal dénouement a eu lieu dans cette rue à Paris).


Rue des Filles du Calvaire

“Sans le savoir, j’avais cherché Dieu..."

à tout le monde
mais aussi à tous les artistes, poètes, gens de la rue, pauvres et démunis



PREMIERE PARTIE

Le grand départ


« C’est la poule qui chante qui a fait l’oeuf ! » dit-on. Mais avant, elle ne chante guère, pendant, encore moins. Et quand elle se dirige vers son poulailler, personne n'oserait l’en empêcher !
Le problème, c’est que je ne suis pas une poule. Mon employeur ne m’écoutera pas quand je lui dirai : « Monsieur, j’ai un oeuf a faire, laissez-moi partir ! »
Triste vie. J’ai mal au ventre. Mon chant est une lamentation. L’hiver dure toute l’année.
Qu’à cela ne tienne, je pars. Qui m’en empêchera ?
Avant de quitter Paris, je prends une dernière photo face au Sacré-Coeur où l’on voit des enfants habillés de rouge auprès d’un graffiti lisible de très loin : Ni Dieu ni maître.
Ça me plaît. Je pars. Cette fois c’est le grand départ. Ils ne m’entendront plus râler. L’ennui c’est Maryse, elle a dans mon coeur la place d’une soeur, je ne sais pas si je pourrai l’oublier. Mais ça suffit, mon chargement déborde.
Je suis en pleine crise ! J’en veux à la vie, comme à une personne, laide et méchante, qui m’oblige à trancher et à refuser tout compromis, qui me prend même sous sa coupe et me gagne. (Ecclesiaste 2.17)
Je n’y comprends rien. Mais j’ai l'impression d'avoir tant couru qu’il ne me reste plus qu’à courir après elle, après quoi seulement, je courrai après la mort !

Nuremberg

La ville de Nuremberg a encore changé. Ses grandes artères sont ouvertes car on va y installer un métro. Tout le monde se réjouit. Je me dis « les cons ». Devant la gare, des dizaines et des dizaines de curieux regardent un immense trou au fond duquel s’affairent des ouvriers avec des machines.
L’air a une drôle d’odeur. Le vent à son gré transporte les effluves des différentes industries, j’ai reconnu celle de la bière, celle des crayons. Malgré la grisaille du ciel, l’atmosphère demeure paisible. C’est un bien-être mystérieux. Après Paris, Nuremberg m’apparaît comme un village.
J’y reconnais les rues, les maisons, les gens. D’innombrables endroits me rappellent un épisode de ma vie qui me tient en plein ventre. Combien d’années ai-je donc vécu dans cette ville ? dans cette Allemagne ? Je ne sais plus. On se quitte, on se retrouve. Combien de déchirures ?
Je marche avec mon histoire d’amour, avec un bagage lourd, trop lourd.

Frau Weiss

Frau Weiss n’a pas changé. « Je ne vieillis pas ! », se plaît-elle a répéter. Elle est toujours seule. Son mari est mort depuis longtemps.
Dans le grand salon qu’elle occupe, tout est à la même place, les objets, les meubles, les tapis. Tout ça ne bougera plus a moins d’un tremblement de terre. Sur les murs, il y a toujours le faux Bôcklin représentant une scène idyllique du paradis, en face une nature morte très sombre, ici et là divers tableaux portant ma signature et, immuablement sur la télé cette carte postale que j’avais déchirée dans un accès de colère et que Frau Weiss a recollée, sur laquelle sont imprimés en gros caractères rouges les mots : JESUS T’AIME.
Les meubles sont verts parce que je les ai peints en vert, avant ils étaient blancs comme dans un hôpital. Durant cette période quelque peu grisante, Frau Weiss faisait l’office de mère et moi de fils. Le fils était dessinateur industriel. La mère s’occupait du fils. C’est elle qui tenait son argent.
Lorsque je m’installais devant la télé, les deux pieds sur la table basse, un mot suffisait pour me faire servir : « Durst ! », « Hunger ! »
Bien plus, quand je tombais a cours de cigarette, fut-il minuit, son empressement pour aller m’en chercher au distributeur du coin n’était pas feint. Je ne la retenais qu’en dernière seconde. Un jeu.
Un autre jeu, plus difficile celui-là, consistait à lui faire débiter 1 DM, 2 DM... Cela pouvait durer une heure, deux heures, si ce n’était pas toute une journée ou plus. Il fallait la voir debout, immobile, combien vulnérable, le porte-monnaie à la main en train d’écouter mes plaidoiries qu’elle réfutait inlassablement par les mêmes mots : « Vous êtes incapable de garder de l’argent dans vos poches ! il faut que vous le jetiez par les fenêtres ! Vous ne savez pas épargner ! vous ne serez jamais riche ! »
Dans les cas de refus catégorique, il s’ensuivait, hélas, un remue-ménage que j’improvisais gaillardement. Le sommet fut bien sûr cette soirée où Frau Weiss appela la police.

Espérer quoi ?

En retrouvant Nuremberg tout me revient à l’esprit, c’est un amalgame de jours terribles, un enchevêtrement de douleur, une cicatrice qui n’est pas fermée, qui ne veut pas se fermer. J’arrive dans la peau d’un malade. Quelque chose en moi m’accable jour et nuit. Je ne me souviens pas d’avoir espéré. Espérer quoi ? De plus en plus, je me rends compte que pour ce genre de mal il ne se trouve point de médecin sur toute la planète. Et de regarder les hommes ne fait qu’augmenter ma haine.
Frau Weiss le sait. Je lui ai assez rabâché. Quant aux allemands, c’est pareil pour ne pas dire pire, d’ailleurs nulle envie ne me pousse à parler leur langue. Curieusement mon être se repose d’ignorer ce qu’on dit autour de moi.
« Herr Marchal, je savais que vous reviendriez. J’ai prié pour vous ! » Quels drôles de mots dans la bouche de Frau Weiss !
Ce qui m’impressionne encore chez cette femme, c’est sa tranquillité face au tragique de la vie. La rue est à ses pieds. Tous les soirs, la télé lui montre le monde en sang, sans parler de la radio qui l’informe toutes les heures, ni du journal qu’elle lit toute la journée. Bon, elle dit bien que ça ira mal, qu’un jour il y aura la guerre, mais ça ne la tracasse pas. Placide, elle vous regarde droit dans les yeux et vous dit ce qu’il y a de marqué sur la carte que j’ai déchirée.
Rien de tel pour me faire bouillir. Quand cela arrive, je me lève d’un bond et me retire dans ma chambre.

Questions d’amour

Entre les quatre murs, les questions s’accumulent.
D’abord pourquoi l’amour finit-il toujours par s’en aller ? Il vient puis s’en va. C’était pas la peine ! Il arrive du dehors avec des souliers, sales, rentre dans votre maison puis ressort. Vous essayez de le retenir, mais il vous file entre les doigts comme un filet d’eau. Rien à faire.
Pourquoi venir si c’est pour repartir ?
Désemparé, planté au milieu de votre carrée, vous regardez maintenant les traces laissées par terre.
Il va falloir laver.
Je pense à Vitry-les-Nogent, le village de Haute-Marne ou j’ai grandi ; je pense à ma mère quand elle lavait notre maison à grande eau. Hiver comme été, il fallait laver à grande eau. J’entends encore les remontrances à cause des petites jambes allant et venant, sortant et rentrant avec des paquets de boue collés aux chaussures.
Et moi j’ai des paquets de boue collés au coeur. Comment faire ?
Sur une table face à la fenêtre, il y a un globe terrestre, c’est par là que s’en vont mes pensées, et j’imagine un oiseau qui les emmène.

Mon ami


L’éclaircie se produit chaque fois que je retrouve Georges, mon ami, mon pote. Avec lui c’est pareil on se quitte, on se retrouve. C’est la grande claque sur l’épaule. Avec lui c’est aussi le gros rouge, le tabac gris, la bonne franquette...
Nos routes se sont croisées un jour que Frau Weiss mit le doigt sur une petite annonce et me la montra. Il y était question d’une française nouvellement à Nuremberg. La femme de Georges. Le couple avait trois enfants. En plus, une jeune hongroise partageait leur foyer, un minuscule réduit dans un quartier pauvre de la ville. Mais cela ne dura pas. Une nuit, on sonna chez Frau Weiss, c’était Georges, un Georges complètement désemparé : il venait de trouver sa maison vide, ses femmes venaient de le quitter.
Des lors, la haine gonfla de plus en plus sa poitrine.
Il en voulait surtout a sa mère, la soupçonnant d’avoir manigancé depuis la France toute l’opération afin, précisait-il, de récupérer les gosses. Et la tête bourrée de représailles, il dormait avec un revolver dans la table de nuit. « Le premier qui rentre je le descends ! »
Une fois, pour rire, il braqua son arme sur moi. A mes reproches, il m’expliqua non sans ricanement, qu’en fait il ne s’agissait que d’un revolver d’alarme. Mais quand l’engin serait en plastique, je ne conçois pas un tel geste.
Par delà les tournants de la vie, les brouilles, Georges demeure mon ami. Cela colle à mes parois secrètes à cause des années traversées côte à côte, ici et là, cahotant sur une même route ; des années peintes en dedans, vaste fresque de la dégringolade.
... Quand ma mère voyait la maison sale, elle lavait à grande eau.

Visite de Georges le matin

Chaque jour à dix heures, le téléphone sonne, une sonnerie installée dans le couloir de façon a couvrir les huit pièces de l’appartement. C’est Georges. Frau Weiss se réjouit. Au fond, la compagnie de mon ami qui présente bien, qui parle bien, beaucoup mieux que moi, l’a toujours charmée et son coeur bat encore au souvenir du bon temps passé ensemble. Elle se souvient, prête à nous servir le café comme autrefois avec les fameux Küchele, les Krapfen, les Bamberger, toute une montagne de gâteaux.
Mais quand Georges vient, il entre en ouragan dans ma chambre, et avec moi il parle tantôt la langue de Bérurier, tantôt la langue académique. Trempée dans l’eau et lessivée, voilà ce que donne à peu près sa salutation : « Casse pas les pieds, hein ! »
Avec des grands gestes, il flanque sa valise diplomatique sur le lit et fait voler son manteau sans se soucier ou il retombera.
Il me voit assis à ma table, carré dans le vieux fauteuil « Napoléon ». Il rigole, se plante devant moi : « Qu’est-ce tu fous ? »
Il sait exactement ce que je suis en train de faire.
Comme il y a en face un autre fauteuil « Napoléon », il s’y laisse tomber, moitié couché, moitié assis, une jambe par dessus l’accoudoir.
Tandis qu’il bourre une pipe, son regard traîne sur les choses. On dirait qu’il considère ce qu’il y a sur la table, puis tout d’un coup le voilà debout avec la mine préoccupée d’un homme d’affaire qui vient de se souvenir d’un rendez-vous important : « Tu viens chez moi ? »
Je le connais Georges.
Il étouffe dans la maison de Frau Weiss où tout est vieux, où ça sent le renfermé.
« Ta mère Weiss, peux plus la sentir. Alors tu viens chez moi ? »
Ça me peine de lui expliquer chaque fois la même chose, que si je n’écris pas mes cinq pages par jour comme je me le suis fixé, mon livre ne sera jamais fini, que le but à atteindre nécessite une discipline sévère. Dans mes lèvres, c’est un discours nouveau qui le fait pouffer, surtout à cause du mot « discipline ». Il va lui falloir du temps pour s’y faire. Pauvre Georges !

L’histoire de Johanna

En écrivant, j’éprouve l’étrange impression que tous les muscles de mon corps sont mobilisés.  Avec les bras d’un terrassier, je pioche ; j’y mets toute ma joie, toute ma grogne. Je m’arrête aussi pour cracher, boire et pétrir mon cou qui est dur.
En face, les nuages bougent et le soleil, par moments, semble d’une clarté jamais vue. J’aime lever la tête et tenter de fixer le regard sur la boule de feu, obstinément, offrant à l’impossible un défi espiègle d’écolier.
A ce jeu, le soleil me ferait paresser sur mes feuilles. Et les jours où celles-ci restent blanches, je mesure alors épouvanté la folie de mon entreprise. Mais qui donc pourrait m'arrêter ? La mort peut-être, elle qui a faillit m’avoir déjà à deux reprises : une fois dans un accident de voiture ; l’autre fois pour avoir avalé le contenu d’une boîte de somnifères, juste après la rupture de Johanna.
Johanna, voilà toute mon histoire ; et la revivre au bout de mon crayon me fait souffrir comme sous le coup d’un scalpel.
Dans mon univers poétique, Johanna me fait penser aux fleurs des bords de route, au vermillon des champs de blé, au pavot des jardins, à un coquelicot bien rouge cueilli un soir d’été sur les remblais sauvages d'un chemin qui fut le mien.
L’histoire la plus banale mais qui m’a donné rapidement, dans l’après coup de mes vingt ans, les premiers cheveux blancs.

Adieu mon pays !

A Vitry-les-Nogent, on est encore loin de l’Allemagne, surtout notre maison isolée à près d’un kilomètre du village, en pleine campagne.
Ma mère m’a rapporté qu’un jour, un gendarme qui s’enquérait de ma nouvelle adresse, lui avait dit : « Qu’est-ce qu’il fait donc là-bas ? Il y a assez de travail ici ! »
C’était en 1970.
A l’époque, en effet, le travail ne manquait pas dans la région. La coutellerie de Nogent-en-Bassigny rivalisait avec celle de Thiers, et les usines, les artisans « bourraient » jour et nuit. Les ouvriers qualifiés avaient le choix. On se laissait même demander par les employeurs à l’affût.
C’est ainsi que l’un d’eux, un homme plus dynamique que les autres, se présenta à la maison et me proposa un contrat si intéressant que je le signai. Cela me plaisait. J’allais m’occuper d’une machine automatique très moderne fabriquée par les allemands. Mais avant de commencer à Thiers, au sein d’une jeune entreprise, un stage de trois mois chez le constructeur avait été décidé. A cet égard, on m’envoya immédiatement apprendre l’allemand dans une école a Besançon où mon entrée fut caractérisée par un bras dans le plâtre, suite précisément à l’accident de voiture, accident provoqué par mon oncle. Et si celui-ci s’en sortit simplement contusionné, ma tante à côté, fut éjectée, tuée sur le coup. Un drame sans précédent pour toute la famille.
Et moi qui m’en allait aussi... le petit dernier, le septième, laissant comme à l’abandon ma pauvre mère en larmes devant la maison.
La vie m’expliquera-t-elle pourquoi ces ruptures, ces déchirements ? Pourquoi faut-il se quitter ?

Le drame

Un représentant de la firme allemande m’accueillit à la gare de Nuremberg. Je me demande ce qu’il pensa en me voyant débarquer avec une guitare.
Le fait est que très vite, d’autres idées que des idées techniques me vinrent à l’esprit ; et en un rien de temps la grande ville m’engloutit.
Quand je rencontrai Johanna, tout bascula d’un tour, le monde entier cessa d’exister ; Johanna devint mon monde et infiniment davantage : ma raison de vivre.
Au bout des trois mois, une union définitive nous parut naturelle, inévitable, aussi bien à elle qu’à moi. Nous nous aimions. Je quitterai donc la France pour venir habiter avec elle, en Allemagne ou ailleurs, peu importe.
Johanna me mit dans un avion. En France je retirai mon argent de la banque, j’achetai une voiture et dans le mutisme le plus total, fonçai vers Paris. Johanna vint m’y rejoindre, elle voulait voir Paris. Enfin, après quelques jours de folie, nous mîmes le cap sur Nuremberg. Et en même temps, hélas,le cap sur bien des tourments.
Le drame éclata environ trois semaines plus tard, l’espace d’une seconde comme l’accident de mon oncle, lorsque j’appris que Johanna me trompait.
Cela me fit l’effet d’un coup de couteau.
Comment avait-elle pu puisque nous nous aimions ? Je n’y comprenais rien. Dès cet instant, plus rien ne fut comme avant ; et des années terribles suivirent.
J’avais trop d’orgueil pour retourner en France, trop de honte pour révéler a quiconque ma liaison amoureuse avec une fille de peu de vertu, trop de feu au coeur pour renoncer à elle.
Après une guerre passionnée, cent fois recommencée, Johanna finit par me trouver une chambre en ville et par me fiche à la porte une bonne fois pour toutes.
C’est là, chez Frau Weiss, que je craquai et avalai une poignée de somnifères. C’est là, deux jours plus tard, que Frau Weiss me trouva dans un drôle d’état et qu’elle me prit en main. C’est là qu’elle entendit pour la première fois mes confidences.

Visite de Georges l’après midi

Avec Georges on ne parle pas de Johanna, bien qu’il l’ait connue. Selon lui, la plupart des femmes lui ressemblent.
Mais s’il se penche sur ma table, je rassemble les feuilles, ferme le classeur. « Laisse-moi lire une ligne ! »
Mon refus reste sans appel.
Georges tourne alors dans la pièce. Voit-il une bouteille de vin, il va servir deux verres. Voit-il mon paquet de cigarettes, il va en allumer deux. Ensuite, la voix bien placée, il va déclamer une chanson d’automne de son cru avant d’évoquer les souvenirs qui le cuisent. Il ne peut s’en empêcher.
Tendu aux larmes, il va remplir les verres, allumer deux autres cigarettes, cette fois de son propre paquet. Et s’il s’assied, il va vivement se relever pour me parler du pays, de sa nouvelle amie. Il va me dire tout.
Ça c’est l’après-midi. L’éclaircie.
J’écoute Georges avec complaisance, complice de sa misère, quoique je le trouve parfois étrange, d’un cynisme redoutable. Les imprécations qui abondent dans sa bouche me font peur. Pour me rassurer, je me dis qu’il est en colère, que son eau coule sur la glace. D'ailleurs habituellement, le torrent s’assèche vite et un mince filet d’eau finit par couler entre ses lèvres : « Tu viens chez moi ? »
Chez lui le torrent va reprendre son débit. C’est une escalade incessante vers des cimes ; et en même temps des avalanches de neige, de glace dans son lit meurtri. Un rythme épuisant.
Georges qui aime l’équitation a l’air de prendre un malin plaisir à piquer les flancs de son cheval, à emballer sa monture, à la rendre folle, au risque de capoter.
Quand je lui fais remarquer le danger d’accident, il me rit au nez et me renvoie la balle : « Et ta tire ! »
Il fait allusion bien sûr à la voiture achetée en France et que j’ai conduite rageusement à la casse dans une rue de la ville.

« Pourquoi mon coeur bat ? »

Georges me donne une claque sur l’épaule : « Allez, t’en fais pas mon vieux ! »
Ça repart. 0h ! ça va durer le temps d’une cigarette, Georges et moi le savons bien. Quant aux abus de l’alcool, nous en sommes revenus. Néant. Il reste une drôle de résignation, une drôle de vie. Il faut vivre, mais pourquoi ? « Pourquoi mon coeur bat, Georges ? »
Silence. Nicolas, le chat, court en tous sens après une bille ; il porte autour du cou comme un noeud papillon,c’est à dire une bande de papier provenant d’un emballage quelconque. Georges, lui évolue avec des allures de baron dans le vaste appartement meublé à l’ancienne et sur les murs duquel sont accrochées des toiles qu’il a peintes. Rare s’il ne remue pas ça et là quelque acte, quelque dossier mystérieux pour me livrer un secret, peut-être pris entre les lettres de demande d’emploi et les factures, soit son dernier poème, soit une lettre d’amour (ou de haine), soit des photos.
Il apporte les photos de son amie qu’il a lui-même réalisées, de la prise de vue a l’agrandissement. Au même titre que s’il s’agissait de tableaux, il ne dira plus rien tant que mon appréciation ne sera pas tombée, ce qui m’embarrasse toujours. A vrai dire, par quelle faiblesse, je n’arrive pas à lui donner de mauvaise note.
Son haleine reprend. Puis soudain, las, il se laisse choir dans le fauteuil. C’est le moment de m’en aller, avant que son amie ne rentre du bureau.
En m'accompagnant à la porte, Georges attrape Nicolas dans sa course, le couche sur le dos les quatre pattes en l’air et lui pétrit le ventre avec des mains d’acier. Le chat ne bronche pas.
Georges porte un tee-shirt sur lequel il a peint une énorme fleur écarlate.

Sans but

Dehors, l’air me fait du bien et il fait bon marcher. Une bouffée de liberté gonfle mes poumons. La vie serait belle si... Non. La vie n’est pas belle. La vie est mal faite et c’est ma conviction. Il me suffit de regarder les gens courir en tous sens derrière je ne sais quelle bille ; d’observer leur visage, leurs yeux, leur bouche. Quelle tristesse ! Quelle tristesse ! Personne ne vous regarde ! Quel sentiment de néant ! Il faudrait pleurer sans arrêt !
Marcher vers qui ? vers quoi ? Oh, je vais vers mon livre, mon horizon... Mais après... qu’y a-t-il derrière l’horizon ?

« Sens unique »

A un carrefour de rues où une fête de la jeunesse avait été organisée, j’ai photographié une petite fille en pleurs. La photo me sert pour composer le tableau de mes pulsions. J’installe l’enfant tel qu’il est, avec ses beaux cheveux d’or et à demi agenouillé, sur une voie à sens unique bien droite, la voie sur laquelle sa mère l’a enfanté. Comme la peinture coûte trop cher, j’utilise le crayon fusain de couleur.
Ensuite je me remets a écrire, imaginant l’enfant, ses larmes séchées, debout, et en train de marcher courageusement sur sa route, une route infernale qui traverse tout un désert avant de se perdre au-delà de l’horizon vers un infini assez mystérieux.

La guéguerre

Avec le temps, nous avons cessé de nous adresser la parole, Frau Weiss et moi, plus un mot, pas même un bonjour.
La pauvre femme ne comprenant pas mon isolation forcée m’assiège de toutes parts comme pour me barrer la route, m’empêcher de marcher, de faire ce que je dois faire. Alors c’est la guéguerre.
Après de rudes éclats de voix, il reste dans l’air une pression maligne, oppressante autant que les quatre murs de ma chambre.
Maintenant Frau Weiss pleure devant mon ingratitude ; elle se mord les doigts d’avoir accepté de me loger gratuitement. A cours d’argument face aux autorités, elle a renoncé à me faire mettre à la porte par la force. Tous mes papiers sont en règle. Un policier lui a dit : « Débrouillez-vous, ce n’est pas notre affaire ! »
Dans le feu de la bataille, elle a pris l’habitude de taper à la machine des petits mots acerbes qu’elle dispose à mon intention sur la table pendant mon absence.
Et, silencieuse derrière ses rideaux, derrière sa porte, elle me guette, elle épie mes réactions. Elle n’a plus que moi en pensée.
Au début, mes ripostes, si tonnantes qu’elles aient été, rétablissaient un certain contact par lequel et en dernier recours, la femme pouvait espérer me gagner. Mais depuis que j’ai découvert sa tactique, je reste silencieux et passif devant chaque nouveau papier. Parfois elle essaie avec une lettre de renvoi, tant que je ne les compte plus.
Georges est avide de ce journal quasi quotidien ou abondent les points d’exclamation, les traits rouges, les « GOTT » tapés en lettres capitales. Voici celui qu’il préfère : « Le diable a fait deux taches d’encre noire sur le lit ! »
Une autre manie, quand la radio diffuse un air, une chanson qu’autrefois j’avais plaisir à jouer sur ma guitare le soir dans son intimité, elle augmente le son de façon à ce qu’il me parvienne de l’autre côté du mur (ma chambre étant contigue à la sienne), et il y parvient trop facilement en raison d’une porte condamnée sous la tapisserie.
Georges ne cesse de me répéter : « Méfie-toi des gens bêtes ! »

« L’homme nu »

Je regarde mon calendrier préféré, c’est à dire depuis ma fenêtre, les deux arbres plantés au milieu du carrefour de rues : toujours pas de feuilles. La cabane que les gosses du quartier ont construite sur les branches est délaissée, il y pend encore un bout de corde tout effilochée.
Dire que je n’ai jamais revu l’enfant aux cheveux d’or...
Emmitouflé dans mes laines, car la chambre n’est pas chauffée, je sens que c’est le moment. Il y a comme un trop-plein du coeur qui déborde et il faut que je le recueille. Pour cela j’ai un coin spécial : une deuxième table dans ma chambre et contre laquelle est appuyée en permanence ma guitare. C'est là que je m’assieds seul avec l’univers pour laisser libre cours à l’âme.
La mélodie et les paroles me viennent en même temps ; et comme d’habitude, au bout de deux jours de grande excitation, ma chanson est terminée. Je l’enregistre ensuite sur un gros magnétophone pour l’archiver et ne plus y toucher. Celle-ci s’appelle : L’homme nu. En bas du texte, je note la date : 25 janvier 1977.

Un pas en avant

Chaque fois l’épreuve est épuisante, j’en sors tout rabougri, vieilli, malade. Et de plus en plus, des vertiges m’obligent à m’allonger. Je fume trop. Les avertissements d’un médecin me reviennent : « Voulez-vous finir avec une jambe coupée ? » Celui-ci m’avait trouvé au lit avec une cigarette. Mais quand on finirait par me couper la tête, rien ne vient à bout de mes abus.
Les médecins ne comprennent pas. D’ailleurs s’ils sont incapables de déceler la cassure du coeur, comment seraient-ils aptes pour la réparer ? Et à côté de cela, qu’est-ce que la souffrance d’une jambe de bois ?
Bref.
Georges n’est pas musicien, ce qu’il regrette, mais il prend plaisir à écouter les autres. Même les amateurs. Avec moi, ça le change de son répertoire fait de chansons plutôt paillardes. Et pour une fois le voilà très attentif en écoutant L’homme nu.
L’âme a de ces secret !
Lors d’une visite exceptionnelle en compagnie de son amie, il réussira à me faire interpréter un couplet, me mettant la guitare dans les bras. Un chanteur s’en aurait mieux sorti, mais enfin, je pense que mes visiteurs ont compris qu’il s’agissait d’écouter davantage le fond que la forme.
Ce sont des impressions inconnues jusqu’alors, quelque chose de nouveau, d’assez inaccessible. Je ne me reconnais guère dans le texte, comme si un autre l’avait écrit, ce qui ne m’empêche pas d’en tirer une certaine fierté. Après tout c’est que je ne me connais pas encore ! La conviction d’avoir fait un pas en avant me stimule et d’une manière encore plus mystérieuse, confirme en mon for intérieur qu’un point de non-retour vient d’être franchi. Désormais à la vie, à la mort, ainsi qu’un vaisseau sorti droit de l’atmosphère.
Et en effet une période toute nouvelle va commencer, – toute nouvelle dans le fond plus que dans la forme.

L’eau de source

Mon histoire d’amour avec Johanna est terminée. Un an pour la revivre, l’écrire, la recopier et en tirer enfin un manuscrit de quelque cent cinquante pages que je fais sans tarder dactylographier. Qu’en adviendra-t-il ? Je n’en sais rien. Est-ce que j’y crois vraiment ? Je n’en sais rien. Johanna disait souvent à Frau Weiss que je n’avais pas les pieds sur terre. Dans quelle mesure a-t-elle tort ou raison ? Là encore ma bouche reste fermée. Je n’ignore pas l’asticot qui loge dans la tête des hommes, qui pourrit toutes les structures et qui condamne d’avance une entreprise basée sur la vérité, or en écrivant mon histoire, je m’en suis tenu à la vérité.
C'est que, dès l’enfance j’ai appris a faire la différence entre une eau bonne à boire et une eau infecte, souillée par les vaches dans les prés : notre maison n’étant pas encore pourvue, il fallait aller s’approvisionner dans la vallée à la goulotte d’un petit ruisseau traversant les pâturages et remonter au besoin à flanc de coteau jusqu’à la source. Ça marque. Maintenant je me souviens, je sais que l’eau de source n’a pas son égal, surtout pour assouvir la grande soif des temps de moisson.
Cela va de pair avec la vérité. Et, me dis-je, si un lecteur de mon Coquelicot rouge voit une contradiction dans l’épilogue en y apprenant ma mort – certes une mort involontaire –, c’est qu’il n’a pas compris. Ne fallait-il pas que Johanna me tue, puisqu’au fond, elle m’a tué !
Mon seau est percé, j’ai perdu mon eau ; et personne ne peut réparer. La tristesse est grande.

La guéguerre continue

Avec les pensées d’un prisonnier, je tourne en rond autour de la table comptant les pas de mon désert. Interminablement. Le pire, impossible de crier, impossible de s’évader. Où aller ? La lune aussi est un désert. Tel un lion dans sa cage, je crache par terre, partout. Quoi faire ?
Ma mère qui a élevé seule ses sept enfants laissait entendre quelquefois cette plainte : « Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour être si malheureuse ? » Moi, je ne comprenais pas qu’elle put souffrir alors qu’on ne lui voyait aucune blessure, nulle trace de sang, simplement des larmes.
Je ne savais pas encore qu’une grande personne pouvait parfois pleurer comme un gosse.
Et de l’autre côté du mur, la tension persiste. Par moments, le tac-tac-tac de la machine à écrire se fait entendre, on dirait des rafales de mitraillette.
La guéguerre continue.
Frau Weiss ne lâche pas prise, décidée à reprendre son office de mère. Avec quelle patience la vieille femme s’obstine à vouloir déterrer ce qui est enterré !
Un rien pourrait me faire éclater. 0h, si elle ne craint pas mes colères, c’est qu’elle a remarqué que je ne m’en prenais qu’à mes affaires ; elle se rappelle ma guitare jetée par terre et piétinée à cause d’une rengaine qu’elle voulait me faire jouer à tout prix. Cette femme me dégoûte !
Que l’occasion se présente pour une réconciliation, par exemple quand Georges m’appelle au téléphone, ou encore lorsque nous sortons au même instant, c’est pour me décocher ses flèches empoisonnées : « Ce que vous écrivez ne servira à rien ! », « Vous ne serez jamais heureux ! »...
Ou que je tente courageusement de lui expliquer les raisons de mon retranchement, le mal de vivre, ma dernière tentative pour survivre, elle ne comprendra pas, elle se fâchera ; du reste cela risquerait fort de se terminer une fois de plus avec la police.
Cette femme a fini par me causer plus de problèmes que Johanna ne m’en a causé, que le monde entier ne m’en cause. Elle me barre le chemin. Aussi quand je la vois aller à l’église chaque dimanche, quel mépris ne m’inspire-t-elle pas ! quels hochements de tête ! ne faisant que consolider au fond ma conviction : il n’y a pas de Dieu.

Enfant de personne

Georges est loin de me contredire. Sa tape amicale, son clin d’oeil aussi, sont d’un réconfort appréciable. Dommage qu’il aille trop vite en voiture. Sur la route les autres automobilistes ne comptent pas, il est prêt à descendre au feu rouge pour leur dire. Je l’ai vu le faire, hélas ! Et je n’ai pas encore oublié notre voyage éclair en France, ni la traversée de Paris : un véritable chassé-croisé comme on en voit au cinéma, à une vitesse tellement déraisonnable qu’à chaque seconde, cramponné au siège et blanc de peur, je voyais l’accident.
C’est seulement de retour à Nuremberg que j’ai retrouvé le calme, me promettant de ne plus jamais m’embarquer avec Georges sur de telles distances. Un comportement qui l’a profondément surpris et même un peu vexé. Pourquoi ce manque de confiance ? N’étions-nous pas amis ? Quant à mes réflexions de bord traitant de l’extrême absurdité d’une mort éventuelle par accident, je ne sais s’il a compris.
Et moi dans le secret, j’essaie de comprendre georges.
Quoique issu de bonne famille, Georges est l’enfant de personne. On dirait que sa mère l’a porté non comme une mère mais comme une femme ; au lieu de l’aimer, elle semble plutôt le rejeter, allant jusqu’à écrire dans une lettre tout un réquisitoire haineux contre lui, son fils, dont le divorce va être prononcé. Georges ne me cache rien.
Souvent il me téléphone, un simple mot lâché tel un boulet : « J’arrive ! »
Et souvent je le vois arriver l’écume à la bouche : « Un jour tu verras mon nom écrit gros comme ça dans le journal ! ... Je vais me dégoter une mitraillette et tirer dans le tas ! ... Je vais les descendre tous ! ... »
Son bateau a pris eau, le mien aussi ; nous dérivons ensemble sur un drôle de fleuve.

La perte de confiance en l’homme

C’est l’époque de la bande à Baader. Des affiches montrant la tête des terroristes sont collées dans tous les lieux publics. Les gens en parlent dans la rue ; ils sont prêts à collaborer avec la police. Dans ce même temps, un autre homme tient la une des médias : Khomeini. Celui-là m’intrigue. Comment un seul homme peut-il ainsi attirer à lui toute une foule ? Pendant mon séjour a Paris, il m’est arrivé de participer à des manifestations, de la République à la Bastille, j’ai donc pu prendre conscience du grand danger de la marée humaine incontrôlée. On parle de manipulation. Devant la violence de la rue, le déploiement policier, comment ne pas frissonner ?
Et puis il y a tout le reste.
En fait, ce qui m’a poussé à sortir des rangs, c’est la perte de confiance en l’homme. J’en aurais vomi sur ma table à dessiner. Impossible de m’y faire. Il fallut partir.
Même le soleil de l’île de la Réunion ne m’a pas tenté, où mon frère travaillant là-bas m’avait invité. Alors pourquoi à nouveau Nuremberg ? Une issue de secours. « Si ça ne va pas, m’avait confié Frau Weiss, vous pouvez toujours revenir ». Il est vrai que ces mots ancrés en ma mémoire y ont été pour quelque chose dans mon choix.

Durant cette période, des indemnités de chômage me permettent de subvenir à mes besoins.

Après mon histoire d’amour, comment n’écrirais-je pas mon histoire de haine ? Le titre dans ma bouche s’est imposé de lui-même : Le venin. 

Une île

Mais avec le temps qui s’étire terriblement, la cadence à baissé. La route se fait longue ! Toutefois, malgré l’ardeur de l’exercice, il ne me vient pas de désespérer d’aller jusqu’au bout. La fable Le lièvre et la tortue n’en sont-ils pas un témoignage ? Le tout étant de trouver son rythme et, si faible soit-il, de le garder coûte que coûte : il est a présent de deux pages par jour.
Assis à ma table de travail durant des heures, des mois – et voila la deuxième année –, jamais je n’ai tant réfléchi, remué tant de couches obscures, bousculé autant les meubles de ma pensée. Jamais le globe près de la fenêtre ne m’a autant fasciné. Mais qu’est-ce que peut bien faire l’homme sur la terre ?
Mon histoire est celle de Georges. C’est aussi celle de cette allemande devenue ma copine surtout en raison de ce qu’elle parle le français. Très vite, elle est devenue une île de refuge. Je lui fais faire des dictées en français, bricole dans sa maison presque vide et lui chante des chansons françaises. Cependant au fond de moi, au milieu d’une confusion extrême, la passion de ma recherche du sens de la vie domine ; celle-ci me tire souvent et brusquement du cadre paisible pour me replonger dans la tourmente. Et ma chambre, dont le droit de visite n’a été attribué qu’à Georges, je la retrouve avec l’âme d’un chercheur qui retrouve son laboratoire.

Loin de la ville

Il arrive parfois que je cède aux instances de Georges, quand je ne trouve rien à écrire, vraiment pas un seul mot, quand la désolation se fait écrasante, et aux jours de soleil comme aux jours de pluie. Georges prend alors Nicolas et nous nous rendons à la campagne dans un endroit que nous aimons bien, une sorte de vallon encaissé au creux d’une forêt de pins, pas très loin d’un hameau. Il y a des chemins, de l’eau. L’air sent bon. On y voit même des biches.
Tandis que nous prenons des photos à l’exquis du paysage, au loin la ville travaille, le monde entier travaille. Je réfléchis. Georges continue d’avoir des propos qui me font peur, qui me rendent mal à l’aise tout au long des sentiers fleuris, odorants. Dans ses raisonnements, il construit des murs pour ensuite les renverser d’un grand coup de pied. Un système plutôt inverse chez moi. En effet, la nuit pendant mes insomnies, dans le bruit infernal que font les voitures, le bar du coin et une communauté de jeunes installée à l’étage d’en-dessous, si je coupe carrément en pensée la planète en deux, comme une pomme, maudissant ciel et terre, le jour néanmoins, passée l’heure effroyable du réveil, quand le bleu là-haut apparaît, aussi pâle soit-il, que je le regarde profondément, alors un espoir mystérieux vient me flatter le coeur et la raison.
Mais qu’est-ce que le ciel pour un oiseau sans ailes ?
Résolument, j'emboîte les pas de Georges suivi à la traîne par un Nicolas trouillard qui n’a encore jamais vu de souris.

Le dimanche

Le jour le plus long c’est le dimanche. Toute l’activité de la ville tombe au point mort. Les allemands sont en famille, on ne les verra guère qu’après le déjeuner flâner dans les rues, ici et là.
A vrai dire, il m’est resté de mes dimanches en France un goût d’amertume à cause des interminables repas, de leur préparation à n’en plus finir et des tensions nerveuses conséquentes, comme si ce jour n’eut été réservé que pour manger. Quant à l’après-midi, du moins s’il ne se trouvait pas déjà franchement entamé, outre quelque distraction banale, quoi d’autre que le sport à la prime des informations radio-télé ? Comme si ce jour n’eut été réservé que pour le sport. Va encore pour le film du dimanche soir. Et le lendemain, recommencement de la semaine. Comme si la vie... Mais qu’est-ce que la vie ?
N’est-ce pas légitime de se demander où va le bateau de sa vie ? A plus forte raison si celui-ci dérive ! Malheureusement, nul ne semble s’en soucier. Personne ne semble en être conscient. La griserie l’emporte sur le sérieux.
Le dimanche, je m’en vais par un chemin longeant le Pegnitz, le cours d’eau qui traverse Nuremberg. Je marche longtemps, selon la mesure de mes forces, car le poids de l’existence me pèse de plus en plus, à me donner parfois l’illusion que mon âme traîne par terre, au point qu’il m’arrive alors d’y chercher bêtement les traces creusées au fil des dimanches, des années...

Il était temps !

Dix heures. Le téléphone sonne.
Frau Weiss va venir frapper les deux petits coups contre la porte en disant simplement : « Téléphone ! » Dans l’appareil Georges n’en dira guère plus, soit : « J’arrive ! », ou encore : « Viens ! » A ma conscience de débattre. Celle-ci a fort à faire entre la rigueur de mes deux pages quotidiennes et l’amitié.
Mais cette fois il se passe quelque chose d’inhabituel car Frau Weiss pousse la porte et entre. Son visage exprime la paix ; le ton est confidentiel. Elle me fait part du message étrange que Georges vient de lui communiquer, une sorte de déclaration de ses dernières volontés avec la consigne non moins étonnante de ne rien m’en dire...
Frau Weiss croit au canular.
Moi non. Après courte réflexion, il me semble comprendre le sens de sa consigne. Laissant tout en plan, je me dépêche de me rendre à son logis.
La porte reste fermée. J‘ai beau sonner. Rien.
Par le trou de la serrure on aperçoit à même le sol une feuille de papier.
Je téléphone à son amie. En attendant qu’elle vienne, je vais trouver le propriétaire qui habite à côté, et c’est lui qui ouvre la porte.
Georges est inanimé, vêtu que d’un slip et couché sur le lit. Le papier est un papier d’adieu.
L’ambulance arrive très vite. Elle repart aussi vite, sirène et feux en action. J’accompagne Georges.
A l’hôpital, j’attends dans le couloir, devant la salle des urgences. Mes jambes sont molles. Enfin un homme en blanc sort et me rassure : « Tout va bien. Mais il était temps ! »
On lui a fait un lavage d’estomac. Par l’entrebâillement de la porte je ne vois que le sol mouillé.
Il ne me reste plus qu’à attendre l’amie de Georges. Je vais l’attendre dehors sur un banc.

Naufrage

L’année du naufrage. Georges illustre dans la forme ce qui se passe au fond. D’une manière ou d’une autre quand il faut crier, il faut crier.
A nouveau mes crayons fusain de couleur me sont d’un grand secours. Il suffit d’obéir, de tout lâcher. Le cri sait lui-même son chemin. Et voici qu’apparaît l’intérieur du coeur.
Au milieu c’est « moi », un arbre mort dont les branches élevées jusqu’au plafond retombent en prenant des formes de serpent. Le tronc enchaîné saigne. D’une plaie béante le sang coule et rougit une terre désertique, craquelée. Il n’y a plus d’eau. Le temps est passé. Ensablée, voilà ma barque, elle n’est plus qu’une épave.
Au premier plan, sur une table ronde bien éclairée, la cigarette a fini de se consumer dans son cendrier, tandis qu’à l’opposé, assis dans un coin sombre, « l’homme », recroquevillé, se prend la tête entre les mains.
En arrière-plan, une fenêtre présente exactement la belle maison que je vois depuis ma table et où habite sûrement l’enfant aux cheveux d’or.
Enfin, sur le même arrière-plan et en opposition avec tout le reste à cause de la différence de grandeur, se détache une minuscule porte blanche... lointaine, certes, mais bien présente : la porte frappée de l’inscription salutaire – ce que j’ignore encore sur le moment.

Le gouffre

L’été s’en est allé emportant mes dernières illusions. Avec cela, voilà ma peau qui ne supporte plus le soleil, la moindre exposition aux rayons ultraviolets produit une brûlure assez laide. Décidément vivre sous le ciel me paraît bien difficile !
L’autre problème de fin de saison auquel je ne m’attendais pas le moins du monde et qui me plonge dans un gouffre amer, c’est la rupture avec ma copine. Celle-ci est rentrée un soir en compagnie d’un italien, depuis je ne la reconnais plus. Les deux m’ont offert leur aide pour porter mes valises à la gare. Quoi envisager d’autre que mon retour en France ?
Suit un temps de grand désarroi, d'errance comme jamais sur le chemin le long du Pegnitz.
Par ailleurs, la mise en pratique de quelques trucs de magie, puisés autant dans les livres que dans les propos de Georges, n’ayant abouti à aucune réconciliation, je me suis mis à évoquer ma mère dont la mort remonte à quelques années.
Dans un grand délire, j’ai crié vers elle, la suppliant de répondre à son fils qui l’aime, lui expliquant que sur terre personne ne m’avait en affection. L’émotion forçant, je n’ai pas repoussé une revue rapide de mes premières années. Maman tombait souvent malade, il fallait aussi souvent la transporter à l’hôpital, quelquefois jusqu’à Paris. Oh... l’odeur de ces lieux. Et cette angoisse qui m’étreignait tellement sur les bancs de l’école : « Va-t-elle mourir ? » Les médecins la condamnaient. Et puis la maison vide. Il n’y avait pas de père à la maison. L’assistance publique. Le tout petit qu’on plaçait avec sa soeur ; je l’appelais « maman »...
Un film, d’abondants clichés défilent dans ma tête, mais rien n’y fait sinon qu'aggraver la plaie. Ma mère ne me répond pas. Ma mère n’est plus là. Personne.

SECONDE PARTIE

Le grand retour


Quelque part l’horloge s’est arrêtée. « L’homme nu » avait beau jeu tant que l’aiguille tournait, car à défaut d’habit, n’avait-il pas les mots ? Et que n’était sa douleur ? C’est maintenant qu’elle arrive, grande, alors que de sa chair il doit, muet, s’en déshabiller.
A bout de souffle et en queue de poisson, il m’a fallut terminer Le venin, mais tant pis ! le récit, me dis-je, n’en reflétera que mieux la réalité. Puis avec les deux manuscrits dans mes valises, me voila parti pour Paris. Une nouvelle expédition. Frau Weiss a pleuré. Je l’ai embrassée avant de la quitter.
Bien sûr, j’ai contacté Maryse qui, je ne sais par quel hasard, dispose d’une chambre toute prête en ma faveur.
Ma pauvre Maryse ! Mais elle ne m’attend pas à la gare, faut dire que le train arrive au petit matin. Avec mon chargement, je me rends à l’adresse qu’elle m’a communiquée : 6, rue des Filles-du-Calvaire, et là après un bref coup de fil, patiente devant la porte, assis sur mon gros magnétophone.
Elle ne tardera pas. Je retrouve Maryse comme on retrouve une soeur. C’est une eau de source qui traverse la plaine ; l’odeur des prés juste avant l’aurore.
Ce qui me hante, ce qui me mord, c’est l’effroi que doit lui inspirer mon aspect misérable d’homme fini, de loque sentant plutôt la mort qu’autre chose. Mais Maryse reste Maryse, en souriant elle m’ouvre la porte. Quel geste inoubliable !
Sous les toits, la petite chambre mansardée me fait l’effet d’un château. Tout y est véritablement prêt : le lit, le poêle qu’il suffit d’allumer, et dans le frigo se trouve de quoi manger. De plus, Maryse viendra me voir aussi souvent que possible.
Alors c’est trop. Devant elle, en un face à face soudain, à court de mot, de force, avec aussi en pensée la phrase mystérieuse tirée de mes dernières pages : « Je suis dans le ventre de Dieu », je ne retiens plus mes larmes.
Pour me consoler, Maryse dira simplement : « Guy ! », comme autrefois, ce qui me fera beaucoup de bien. Ensuite elle s’en ira.

« Terre au secours ! »


Le ciel de Paris n’a jamais été aussi lourd. La chambre, château ou pas, n’a jamais été aussi vide ; l’intérieur de mon coeur aussi désert, battu par je ne sais quel vent mauvais ! Maryse n’entend-elle pas le cri de la chambre vide ? Son coeur ne bat-il pas à ses oreilles ? En tout cas, passée l’heure des retrouvailles, jamais celle-ci ne m’a paru aussi lointaine. Pire, quand je sors, jamais les gens ne m’ont parus si lointains, si étrangers à mon état d’esprit, d’âme et de corps, à me demander de quelle planète suis-je tombé. Les années vécues à Paris me reviennent, mes grognements à la vue de la foule : « Ils sont morts ! » Jamais l’évidence ne m’a paru aussi forte. Les bras me tombent le long des hanches. Désormais je le sais : l’homme ne peut pas m’aider.
Tout tombe.
Par bonheur une dactylo à qui j’ai l’intention de remettre mes pages possède une guitare et me la prête (la mienne étant à Nuremberg). Et la chanson que je compose s’appelle : Terre au secours !  Comme d’habitude, je note la date : 27 octobre 1978. C’est ma trentième chanson. La dernière. Oui. 0h, si le mot « ciel » eut comporté deux syllabes, je crois que je l’aurais choisi plutôt que le mot « terre ». Mais voilà, c’est ainsi. D’ailleurs, rien de plus terre à terre que ma nouvelle situation, d’une réalité tellement implacable : devant mes yeux il y a un mur. Un mur impossible à contourner, à escalader ; un mur impossible à franchir par quelque moyen imaginable. Un vrai mur. Un mur qui marque la fin.
La pire des découvertes ! Savoir la mort est une chose, la voir en est une autre.
J’ai fini. Je suis arrivé.
Un automobiliste égaré sur une impasse a toujours la possibilité de faire demi-tour au bout. Mais moi non. Avec quelle force ? Mon réservoir est vide.

La longue marche

Pendant mon service militaire, on m’a désigné pour participer à un stage dans un Centre d’Entraînement Commando. Parmi les diverses épreuves au programme, nul doute que la plus difficile reste ce fameux raid de trois cents kilomètres. L’abandon n’est admis qu’en cas de défaillance physique majeure. Une école de courage car il faut aller jusqu’au bout.
Je me souviens de cette nuit fantastique où nous avons marché du crépuscule à l’aube. Quand est-ce que je me suis aperçu qu’il faisait jour ? Une odeur d’aubépine a rempli mes narines, ma tête, ranimant vivement mes pensées. Ce parfum, c’était tout mon pays natal. J’écarquillai les yeux : il faisait jour ! Nous n’étions pas dans la plaine de Vitry-les-Nogent, non, mais sur un chemin tout blanc d’aubépine, tout pimpant des éclats du printemps. Et nous étions tous là !
Arrivés dans un environnement de pins, chacun choisit son arbre. Moi je choisis le mien. Et tous, comme des robots privés soudainement d’énergie, nous nous laissâmes choir avec sac et fusil, pris aussitôt par un sommeil profond, tandis que là-haut montait le grand soleil.

De la mort a la vie


Exactement. Il suffirait de se coucher là, au pied de la table, au pied du lit, n’importe où, de fermer les yeux, de laisser aller. Je m’endormirais pour toujours.
Mes pensées sont folles, incommunicables. J’ai l’impression d’avoir marché, marché... D’une seconde à l’autre, je vais m’écrouler ; la terre sous mes pieds vacille. C’est terrible la terre qui s’en va de sous ses pieds. Un vertige continuel. Mes trente ans me pèsent autant que cent.
La feuille sur laquelle j’ai dressé une liste d’éditeurs ne me servira à rien. La vie n’a pas de sens ! C’est un cercle et on n’en sort pas. Rester à l’intérieur m’apparaît alors l’absurdité même. Pour quoi y faire ? Qu’est-ce que l’homme gagne à fabriquer tout ce qu’il fabrique ? L’argent ? Misère des misères ! Un jour, devant Johanna, j’ai mis le feu volontairement à un billet de banque, il en est resté un rien de cendre. La terre est un cendrier ; les hommes s’y consument, s’y éteignent. Et qu’en reste-t-il ?
La vie n’a pas de sens ! De découverte en découverte, celle-ci me précipite dans le désespoir le plus total.
Si auparavant j’avais été seul dans une chambre, une ville, un pays, maintenant me voilà seul dans l’univers. Sous mes pieds il me semble que la terre est vraiment partie.
C’est à ce stade qu’il se passe quelque chose en moi, autour de moi, mais je ne comprends pas. Aujourd’hui je sais que jamais, de toute éternité, jamais plus je n’aurai à souffrir ce moment là. Je me revois couché dans le lit, tel un mort, la couverture jusqu’au menton, et de soupirer : « Mon Dieu ! »
Et je me revois debout, les yeux écarquillés.
Quand est-ce que je me suis aperçu qu’il faisait jour ?
J’écarquille les yeux : DIEU ! C’est comme si je le voyais. Une clarté de ciel. A n’en point douter.
Je tombe littéralement des nues. Il y a un Dieu ! Si je m’attendais à une pareille révélation ! Tout se bouscule dans mon être ; tout s’illumine. En blocs, les pensées déferlent. Puisqu’il y a un Dieu, l’histoire de la croix, l’histoire de Jésus, tout cela est vrai !
Pendant des jours j’écarquille ainsi les yeux, muet d’étonnement.
Je me croyais arrivé et en fait voilà que tout commence. La fin marque le début. A la place du mur c’est maintenant une immense montagne qu’il importe bien sûr de gravir. Sur le moment, le découragement se fait ressentir. Dans mon état, comment vais-je parvenir au sommet ?
Mais cette montagne m’attire irrésistiblement, elle me remplit. Je sais qu’elle représente l’absolu, ce qu’il y a de plus vrai, de plus parfait, l’objet de mes recherches. Qu’il s’agisse du Dieu de la croix me sidère. Pourtant il s’agit bien du Dieu de la croix. Ma certitude me dépasse. Je n’y comprends rien, moi qui ai assez craché sur les choses sacrées, qui ai même assez clamé l’argument d’un certain Thomas : « Je ne crois que ce que je vois ! », me voila devant Dieu ! Je ne le vois pas avec mes yeux, mais Dieu est devant moi, et lui me voit. Quelle nouvelle !
Aucun choix ne s’impose plus, ce Dieu sera désormais mon Dieu.
Un bien-être nouveau m’anime. J’imagine le monde, la planète ronde, qui semble ignorer tout cela. Comment faire pour le dire ? Comment proclamer la grande nouvelle que Dieu existe ?
Dans ce même temps une information à la radio me comble d’enthousiasme : l’élection du pape Jean-Paul 2. Non que je m’intéresse à son habit, ni à sa maison, voici que cet homme annonce le Dieu que je viens précisément de rencontrer. L’oreille collée contre le transistor, je bous de joie. Il me semble n’avoir jamais entendu pareil témoignage. Cet homme parle de Jésus-Christ ! Tout mon corps en frémit.
Quoique l’histoire de la croix, l’histoire de Jésus me soit encore floue, je sais dans mon coeur qu’elle est vraie. Maintenant, personne ne pourra jamais plus me faire croire le contraire.

Je reviens au pays

Les jours passent vite. Maryse vient me voir assez régulièrement, s’assurant que je ne manque de rien. Je lui ai montré une photographie du tableau sur lequel on voit l’enfant aux cheveux d’or à demi agenouillé et en train de pleurer, mais le peu d'intérêt manifeste m’a fait comprendre que sa voie n’était pas la mienne, qu’au fond elle ne désirait pas m’emboîter le pas. Quoi faire ?
Mon secret va bientôt éclater, Maryse va l’entendre.
Pour l’heure un problème d’orientation me préoccupe. Cap sur Dieu, oui, mais comment réaliser cela concrètement ? Où aller ? Où trouver une Bible ?
Quatre petits papiers pliés sur lesquels j’ai inscrit quatre destinations possibles : Nuremberg, Paris, la Bretagne et la Haute-Marne.
Je pense fortement à Dieu car je ne sais pas encore prier, puis je tire au sort. Le sort me désigne la Haute-Marne, j’irai donc du côté de Vitry-les-Nogent, chez ma soeur.
Sitôt dit, sitôt fait. Mon séjour à Paris, rue des Filles-du-Calvaire, n’aura duré qu’à peine une saison.

« L'imitation de Jésus-Christ »

Une joie de bambin me grise lorsque je cours dans ma campagne retrouvée, lorsque le vent, la pluie me fouettent le visage. La nature entière me semble un jardin. Avec des yeux nouveaux, je vois maintenant le grand art : un brin d’herbe, une fleur, les arbres. Le ciel, la terre. Et comme les couleurs sont belles ! l’harmonie parfaite ! Ah! j’aime Dieu qui a créé toutes ces merveilles. Pour la première fois mon coeur le loue, lui parle, le remercie. Et tellement convaincu qu’il existe, je m’agenouille. Je prie. Dans une paix qui me fait toujours penser à une mer calmée, une vie nouvelle a déjà commencé. Autant j’avais Johanna en tête du temps de notre amour, autant maintenant j’ai Dieu en tête. Je ne le cache pas à ma soeur qui se réjouit, étant elle-même convaincue que Dieu existe.
L’ennui, point de Bible nulle part.
En fouillant dans le grenier de la maison, un ancien presbytère, mes petits neveux n’ont trouvé qu’un livre méritant l’attention, un livre joliment relié : L'imitation de Jésus-Christ. Je l’ai dévoré avec appétit en y aimant la droiture de vie conseillée et tout ce qui concerne Jésus-Christ. Si ce beau livre ne m’a pas rassasié, il n’a fait qu’augmenter mon désir de lire la Bible.
Au bout d’un mois d’une vie tranquille, familiale, ma santé étant refaite, me voilà prêt à repartir ; en effet aucune racine ne me retient dans mon pays. Pareil au marin planté sur un rivage, j’ai envie de retrouver le large, persuadé que Dieu m’y appelle.
Bien sûr, le large cela signifie à nouveau l’Allemagne, la chambre de Frau Weiss. Et c’est donc à Nuremberg que ma nouvelle vie avec Dieu va véritablement commencer, en particulier l’insertion dans la société. Cela se fera non sans peine, mais avec l’aide du Dieu qui peut tout. La première aide de Dieu est de me permettre de trouver sur mon transistor la station de Monte-Carlo qui diffuse les programmes de Radio-Evangile. L’écoute quotidienne de ces émissions m’aide à faire les premiers pas de vrai chrétien avec, enfin, la Bible que la station m’a aimablement envoyée.

La Bible

Il me faut signaler la manière dont j’aborde la lecture de la Bible :  avec un crayon rouge dans le but de barrer carrément ce qui me paraîtrait faux.
S’il est impossible de s’imaginer Dieu, il est aussi impossible de s’imaginer un livre parfait, dans lequel chaque mot serait vrai, c’est-à-dire écrit comme par Dieu lui-même. Et pourtant c’est bien ce que la lecture de la Bible me révèle, la Bible ne ressemble à aucun autre livre écrit par un homme.
Rapidement, après quelques chapitres, le crayon rouge roule dans l’oubli. La perfection au fil des pages ne fait que croître. Il me semble avoir sous les yeux un vaste puzzle dans lequel chaque élément puisé du désordre vient petit à petit prendre parfaitement sa place révélant peu à peu l’image d’un ensemble bien ordonné. Dans une lumière grandissante, Dieu prend corps ; et, arrivé au Nouveau Testament, alors à mon émerveillement le plus total, voilà Dieu en chair, le Fils de Dieu, celui qui est mort à ma place sur la croix, l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde, le Sauveur du monde, MON Sauveur : Jésus-Christ !

L’Evangile

Je lis la Bible de A à Z. Quand j’ai fini, je recommence. Ma foi augmente tandis qu’à chaque page Jésus me parle. Je l’écoute ; jamais je n’ai entendu de telles paroles. Ma réaction : « Pourquoi ne m’a-t-on jamais dit cela ? »
Dans le même temps, je cesse de fumer sans effort.
Ma quête désespérée de l’absolu s’achève.
Sans le savoir j’avais cherché Dieu et Dieu dans son amour s’était laissé trouver ; Jésus m’avait trouvé dans cette petite chambre, rue des Filles-du-Calvaire. Cependant mon plus grand étonnement reste d’apprendre que dans sa personne, comme il est écrit : « il est le chemin, la vérité et la vie, et que personne ne vient au Père que par lui ». Je le crois aussitôt en une très grande joie, m’apercevant que, oui, avoir Jésus en son coeur c’est avoir la vie, la vie éternelle puisqu’il est ressuscité. Qu’il est vraiment ressuscité, la Bible en rend clairement témoignage, avec cela Jésus me l’a prouvé lui-même rue des Filles-du-Calvaire. Si ce n’est lui, qui est-ce ? Comment un mortel aurait-il pu me redonner goût à la vie ? me sauver ? C’est le Christ qui donne réponse à mes questions fondamentales. C’est lui qui me révèle pourquoi mon coeur bat et surtout pour qui. C’est lui qui me révèle enfin le sens de la vie. Oui, dans la Bible, c’est lui qui soulève le voile sur le mystère de la mort, et c’est par l’Evangile qu’il m’annonce la raison de sa crucifixion, « car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle ». Les mots qui me faisaient rire autrefois me font maintenant pleurer. De toute évidence si Dieu est le Créateur – et il l’est –, comment sa créature pourrait-elle vivre sans lui ? Elle ne le peut pas. Comment la créature se prendrait-elle pour le Créateur, elle qui n’a la vie que par lui ? Force m’est de constater que l’homme n’a la vie qu’en fonction d’une relation personnelle avec Dieu ; rompre cette relation implique la perte de la vie au profit de la mort. Or cette rupture ne date pas d’hier. Je ne savais pas que c’était cela le péché. D’apprendre que je suis pécheur, que tous les hommes sont pécheurs dès leur conception, privés ainsi de la vie éternelle au profit de la mort éternelle, me bouleverse et me fait agenouiller souvent devant celui qui est venu spécialement du ciel pour rétablir la relation au prix de son sang. Il me semble n’ouvrir jamais assez en grand les portes de mon coeur à ce Sauveur merveilleux et plein d’amour qu’est Jésus-Christ, le Seigneur du ciel et de la terre.
Tout dans ma vie change, jusqu’à ma signature.
Christ vit en moi. Sur les lieux de mon travail, je rends mes premiers témoignages, ainsi qu’au milieu d’une assemblée locale de gens ayant également rencontré Dieu, et au sein de laquelle je découvre un amour comme il n’en existe pas ailleurs. Parallèlement, tous ceux qui m’ont aidé, mes amis, mes proches, apprennent ma transformation à travers de longues lettres que je leur écris. Hélas ! exceptée ma soeur, celle que j’appelais « maman », tous s’opposent à mon témoignage, trouvant cette histoire plutôt simpliste et enfantine, empreinte surtout de la plus douce folie, ce qui occasionnera des séparations douloureuses, en particulier avec Georges.
Parce qu’il y va de la vie, que Dieu ait pitié d’eux, de même qu’il a eu pitié de moi ! Qu’un beau matin, le soleil, la lumière de la vie, se lève dans leur coeur sombre, ainsi qu’il en fut dans le mien!

Deux ans après

Quel bonheur de revivre ! de recommencer une vie qui n’aura jamais de fin, que la mort ne saurait arrêter ! Quelle joie !... mais aussi parfois quelle peine ! Au bout de deux années de marche, une pause fut nécessaire. La transformation qui s’opérait en moi me faisait souffrir plus que je ne l’aurais imaginé. Je considérai le chemin parcouru et celui restant à parcourir. Mon puzzle, loin d’être terminé, avait quand même progressé, assez en tout cas pour que j’y voie, grâce à la lumière de Dieu, se dessiner le panorama de son oeuvre du début jusqu’à la fin, de la première page de la Bible jusqu’à la dernière. Ah ! maintenant je sais pourquoi mon coeur bat, et surtout pour qui ! Là, devant celui qui vit éternellement, devant celui qui va revenir sur la terre cette fois non plus pour sauver mais pour juger, je me suis retrouvé dans une attitude toute nouvelle d’abaissement. Là, Dieu a commencé de me faire voir sa grandeur, son infinie grandeur ; il a commencé de me faire voir la distance qui le sépare de l’homme pécheur. En un mot, il a commencé de me faire comprendre véritablement qu’il est SAINT, qu’en lui il n’y a pas de péché. Là, il m’a donc invité à mettre de l’ordre dans ma vie.
Un grand moment. En plus de l’appel à mettre mon coeur vraiment en règle avec celui qui est maintenant mon Père, une inspection de mes affaires personnelles s’avérait inévitable. Une revue de détail. Tout ce qui ne m’a pas paru digne du Seigneur Jésus, je l’ai détruit. C’est ainsi que j’ai détruit des photos, des livres, mon journal intime et, de loin le plus éprouvant, mes deux manuscrits. Quelle exigence de Dieu ! Toutefois, conscient d’avoir agit selon sa volonté, avec de surcroît de nombreux versets bibliques à l’appui, je n’ai jamais eu à le regretter. Bien au contraire ! Ces nombreuses pages ne représentaient-elles pas cette eau boueuse, souillée de mon passé révolu ? D’ailleurs si notre monde sali par le péché a besoin de se laver, n’est-il pas plus convenable de lui offrir une eau propre ? Jésus-Christ est une eau pure, et infiniment davantage : « Auprès de Jésus-Christ est la source de la vie ».
Combien c’est merveilleux d’y aller, comme à travers champs, de remonter au besoin jusqu’à flanc de coteau, de se laisser doucement guider par sa voix aimable, de s'abaisser et simplement à genoux, de boire enfin l’eau cristaline !
« Que celui qui a soif vienne ; que celui qui veut prenne de l’eau de la vie, gratuitement ». (Apocalypse 22.17)

©Guy Marchal
Nuremberg, 25 mars 1985


Ecrit par alberto, le Mardi 24 Mars 2015, 00:11 dans la rubrique RUE DES FILLES DU CALVAIRE (témoignage complet).
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